« Rendre accessible l'inaccessible »

Une histoire guyanaise

Né au bord de la mer Méditerranée, Yann Dejou glisse sur l’eau depuis l’âge de 5 ans. Il excelle dans toutes les disciplines nautiques, dont il détient moult brevets d’État. Guyanais d’adoption, il a ouvert son école de kitesurf sur la plage de Montjoly, à Cayenne. Reliés à une aile volante par un harnais qui enserre les cuisses et l’abdomen, les pieds calés sur une planche de surf, ses élèves enchaînent lignes droites, virages et sauts de vagues. Dans le vent fort, le kitesurf est un sport extrême où la planche file à pleine vitesse. Les meilleurs pilotes sautent les vagues, s’envolent très haut au-dessus des flots… En conditions calmes, c’est une discipline tranquille qui permet d’agréables balades aérotractées. Beaucoup de pilotes seraient ravis d’embarquer un passager. C’est malheureusement impossible, faute de harnais adapté à la pratique en tandem.  Il m’est souvent arrivé d’emmener mon fils faire un tour en planche à voile. Mais en kite, cela me semblait trop compliqué et dangereux , avoue Yann Dejou.

2013 : la révélation

En 2013, pourtant, une vidéo circule sur Internet. Dans le décor paradisiaque du lagon de Moorea, le kitesurfer tahitien Tamatoa Gillot promène une athlète paraplégique sur sa planche.  Il avait bricolé un système pour accrocher sa passagère et tout d’un coup, elle était capable de naviguer dans les eaux turquoise. C’est comme si l’inaccessible était devenu accessible, cela a été pour moi une grande révélation , raconte Yann Dejou. Hyperactif et fonceur, il va se consacrer corps et âme à l’invention d’un vrai harnais biplace, qui autoriserait le tandem en toute sécurité. C’est l’origine de Sliide, l’entreprise qu’il fondera en 2023 avec sa compagne Aurélia. Dans leur rêve, ils imaginent un harnais universel, adapté aussi bien aux passagers handicapés qu’aux adultes ou aux enfants. Ils pensent aussi aux écoles de kitesurf, qui pourraient révolutionner leur enseignement en autorisant les cours particuliers. En 2015, un premier prototype est prêt. L’institut médicosocial de Guyane, partenaire du projet, autorise Yann Dejou à embarquer un enfant pour un premier essai d’handikite.

2017 : le kite en tandem devient une discipline officielle

En 2017, la fédération française de vol libre (FFVL) rejoint l’aventure, avec la volonté d’accompagner le développement du kite en tandem et de border les questions de sécurité.  Le kitesurf n’est pas une discipline anodine , commente Stéphane Bodou, conseiller technique à la fédération.  Le pilote doit posséder du matériel en bon état et adapté à son niveau de pratique, être en bonne condition physique. Il est capable de lire les conditions de mer et il sait analyser la météo . Aujourd’hui, la FFVL propose deux modules de formation à la navigation en tandem d’une durée de 30 h chacun. Le niveau 1 permet d’embarquer un passager valide, le niveau 2 est dédié au handikite. Sans cette formation, prenez garde : votre assureur risquerait de ne pas intervenir en cas d’accident.

2020 : une rencontre salutaire

En 2020, Marine Giraud-Héraud est appelée en renfort par le service obstétrique de l’hôpital de Cayenne. La sage-femme profite de ce séjour pour s’initier au kitesurf.  Je l’ai eue comme élève, sans me douter de l’impact énorme qu’elle aurait sur le projet , sourit Yann Dejou. Dès le premier jour, Marine Giraud-Héraud remarque la photo qui orne le fourgon Guyakite où un enfant, visiblement porteur de handicap, sourit du bonheur d’une balade en kitesurf biplace. Sensible à la cause, elle se passionne à son tour pour le sujet.  Yann a su créer un engouement et un enthousiasme très communicatif, j’avais vraiment envie de l’aider , se souvient la jeune femme. Impliquée dans l’entrepreneuriat, elle est entourée d’un solide réseau. À son retour en métropole, elle rencontre Jean-Luc Pourrière, responsable des opérations de mécénat de l’entreprise Altran (devenue Capgemini Engineering).  La connexion a été immédiate, tout est allé très vite , se rappelle-t-elle.

2020-2023 : le prototypage avec Capgemini

Le soutien de Capgemini fait entrer le handikite dans une nouvelle dimension.  J’ai reçu l’aide de personnes hyper compétentes qui ont mis en œuvre des technologies qui m’étaient complètement inaccessibles. J'ai été accompagné jusqu'au bout, avec le dépôt de brevet en cerise sur le gâteau , salue Yann Dejou. Les ingénieurs basés à Pau, Lyon et Toulouse se relaient au chevet du harnais en construction, au gré de leurs disponibilités.  Nous avons instauré un point hebdomadaire à distance pour bien comprendre le projet et affiner le cahier des charges. D’abord dubitatifs, nous avons assez vite compris où il fallait diriger nos efforts , retrace Philippe Berra, ingénieur mécanicien. Le harnais développé par Yann Dejou depuis 2014 remplit ses fonctions, mais il pose plusieurs problèmes. D’une part, il fait mal au dos. D’autre part, le dispositif d’accroche et de largage du passager est beaucoup trop compliqué. Le premier prototype arrive après un an de réflexions, d’esquisses, de modélisations et d’impressions 3D. Contre le mal de dos, l’équipe imagine une coque de protection dorsale et un système d’attache où le passager est entièrement porté par l’aile. La première campagne d’essais se déroule en Guyane au mois de mai 2021. Yann Dejou est ravi : il n’a plus mal au dos et, grâce au nouveau système de largage imprimé en 3D, il peut désormais charger et décharger un passager en deux mouvements, sans être obligé de retourner à la plage. En revanche, de nouveaux problèmes sont apparus : Yann se plaint de douleurs à l’aine et d’une perte de sensations de pilotage. En route pour la V2 !

Dans le cadre de ce contrat, Capgemini a doté l’Esat Chantecler de machines qui élargissent ses capacités de fabrication, notamment pour la couture des matières épaisses ou la pose d’œillets renforcés.  Ainsi équipés, et étant donné le programme de montée en compétences de mon équipe, nous pourrons livrer 50 pièces par an , précise Sabrina Mottlo.

Le handikite, bientôt remboursé par la Sécurité Sociale ?

L'un des points d’orgue de l’aventure handikite se produit en mai 2022, lorsque l’équipe de conception et de production se réunit sur la plage de Gruissan (11) pour tester la V2 en conditions réelles. À ce moment précis, chacun se rend compte du travail accompli. La météo est optimale, la journée sera parfaite !  Je me souviens particulièrement de cet enfant en fauteuil, que nous avons porté jusqu’à l’eau , se remémore Philippe Berra. À son retour de promenade nautique, l’enfant irradie de bonheur…  Cette journée a confirmé notre intuition de départ, partagée par l’institut médicosocial de Guyane , commente Yann Dejou.  Chacun a compris les bienfaits thérapeutiques du handikite, il agit sur le bien-être comme un médicament !  Une démarche est d’ailleurs entamée pour que la discipline soit reconnue et prise en charge dans le cadre du Sport Santé. Plusieurs couturières de l'Esat Chantecler se prêtent au jeu, Yann enchaîne les essais. En fin de journée, la V2 du harnais est quasiment validée, à ceci près que les passagers sont parfois gênés par la barre de navigation qui leur rentre dans la poitrine. La correction sera l’objet de la V3, testée avec succès, brevetée avec le renfort de Capgemini et désormais commercialisée. Pour commander votre harnais, c'est ici !